Qui sont les "créatifs
culturel"?
Les militants
nouveaux sont arrivés
Ils sont des millions à vouloir changer le monde
Deux chercheurs américains affirment,
au terme d'une longue enquête, que les pays occidentaux
vivent actuellement un important changement de société.
D'après eux, des millions de personnes prennent leurs
distances, dans leur vie personnelle et sociale, avec la société
de consommation. Ouverts aux valeurs de l'écologie, adeptes
du développement personnel, soucieux de remettre l'humain
au cur de la société, ceux que le sociologue
Paul H. Ray et la psychologue Sherry Ruth Anderson nomment les
" Créatifs culturels " pourraient sauver la
planète d'une destruction programmée.
Le scoop est énorme : aux Etats-Unis, mais aussi en
Europe, nous serions en train de vivre un profond changement
de société, une transformation radicale de notre
civilisation, sans en avoir conscience. A en croire L'émergence
des Créatifs culturels, près de 50 millions d'Américains
partagent des idées que l'on qualifie d'ordinaire d'"
alternatives ". Voilà qui s'avère sacrément
réconfortant. Voilà aussi qui permet de sortir
du mythe, soigneusement entretenu par les militants professionnels,
de l'éternelle minorité qui tente d'éveiller
une majorité constituée d'abrutis avachis devant
leurs télévisions
Au terme d'une enquête
de treize ans menée auprès de près de 100
000 personnes, l'équipe dirigée par le sociologue
Paul H. Ray et la psychologue Sherry Ruth Anderson a identifié,
au cur de la société américaine, un
courant culturel radicalement nouveau. Les chercheurs ont donné
à cette population qui réprésenterait le
quart environ des citoyens américains le nom de "
Créatifs culturels ". Un drôle de concept,
qui sonne sans doute mieux dans sa langue d'origine, mais qui
dit bien ce qu'il désigne : les " Créatifs
culturels " créent au jour le jour, par leur manière
de vivre, de penser, d'agir, une nouvelle culture, qui concilie
le souci de l'écologie, le développement personnel
et spirituel, le recours à une alimentation et une médecine
saine, et des valeurs de tolérance et de respect.
Un nouveau Gulf Stream
Loin d'être " un ensemble éparpillé
et sans cohérence de curs sensibles, de bons samaritains
et de "moi d'abord" ", les Créatifs culturels
sont, d'après les chercheurs, " la manifestation
d'une lente convergence de mouvements et de courants jusqu'alors
distincts vers une profonde modification de notre société
" : " C'est un peu comme si une centaine de rivières
d'Amérique du Nord se jetaient dans l'Océan Atlantique.
Chauffées par le soleil, elles créent un nouveau
Gulf Stream qui s'étend jusqu'en Europe. A la surface,
ce courant est presque invisible, parce que, contrairement aux
rivières, il n'a pas de berges, pas de limites tangibles.
En plein cur de l'océan, au sein de ce courant,
se développent des formes de vies tout à fait nouvelles.
Il nous semble que c'est à peu près ce qui se passe
actuellement dans notre société : différentes
influences sont en train de converger et cette convergence est
à l'origine d'un grand changement général.
"
Le point de vue de Ray et d'Anderson est celui de chercheurs
en sciences humaines - et ça change tout. Mettant délibérément
de côté les soubresauts de l'actualité, les
deux auteurs prennent de la hauteur. Leur démarche tranche
volontairement avec la vision développée par les
médias : " Il n'est pas surprenant que la plupart
des politiciens, historiens et commentateurs, notamment des médias,
ne comprennent pas vraiment ce qui se passe. " En effet,
ces témoins et acteurs ont l'il collé à
l'événement et n'accorde aucune attention à
son contexte. Un exemple pris dans l'actualité récente
illustre cette myopie : le sommet de Johannesburg a montré
combien les chefs d'Etat du monde ont une vision courte de l'avenir.
Mais il ne reflète certainement pas la sensibilité
des opinions publiques, beaucoup plus préoccupées
que leurs mandataires par l'avenir de la planète. Or,
les multitudes qui habitent cette terre ont plus de pouvoir que
Georges Bush
En raison de leur fonctionnement actuel, les médias ont
les plus grandes peines du monde à adopter une approche
transversale des problèmes. Ray et Anderson ont cette
image amusante : " Comme Marlon Brando dans On the Waterfront
(Sur les quais), les experts veulent savoir "qui sont les
combattants du match ?" " Lorsqu'ils organisent un
débat, les médias cherchent toujours à radicaliser
les positions des uns et des autres pour mieux renvoyer dos à
dos les points de vue. Englués dans une logique de confrontation,
ils sont dès lors incapables de rendre compte de ceux
qui sont force de proposition. Il y a fort à parier que,
s'ils n'avaient jamais organisés de contre-sommets, les
militants pour une autre mondialisation ne seraient jamais apparus
sur nos écrans
D'ailleurs, quel média parle
de ces militants et de leurs organisations en dehors des grands
rendez-vous contestataires ?
Une fausse marginalité
Voilà pourquoi les " Créatifs culturels "
n'apparaissent que très rarement dans les journaux et
sont complètement ignorés des principaux acteurs
de la vie publique
Deux autres grandes catégories
sociales, selon Ray et Anderson, occupent le devant de la scène,
dans une logique de confrontation. Les " Modernistes ",
en position dominante, agissent au nom du libéralisme
et du progrès technologique et ne tiennent pas compte
des répercussions que la course à la modernité
peut avoir sur la planète. Ils ont " tendance à
penser que la vie sociale et économique peut être
résumée en chiffres : recensement des populations
et montants financiers. On discute des tendances de croissance
dans toutes les publications, comme si celle-ci était
ce qu'il y a de plus fascinant et de plus réel dans la
vie de tous les jours. Or, derrière ces discussions se
cache un présupposé très fort, même
si généralement il reste inavoué : la société
et ses structures ne changeront pas. " S'opposent à
cette vision du monde les " Traditionnalistes " qui
prônent un retour aux vieilles valeurs, à la tradition,
aux habitudes et aux comportements du passé. Cette manière
de diviser la population américaine offre une grille d'analyse
convaincante des courants qui s'affrontent dans nos sociétés
occidentales. Elle peut sembler caricaturale ; elle est, bien
entendu, longuement étayée dans le livre.
Même s'ils sont invisibles, les Créatifs culturels
ne viennent pas de nulle part ; il ne s'agit en aucun cas d'une
génération spontanée. Ray et Anderson se
sont penchés sur l'histoire des mouvements sociaux des
cinquante dernières années pour en découvrir
les racines. Une démarche salutaire. En effet, "
les Créatifs culturels, comme tous ceux qui ont un véritable
intérêt pour les évolutions de la conscience,
se retrouvent confrontés à une situation qui rappelle
celle à laquelle des générations de femmes
artistes et écrivains ont été confrontés.
Personne n'ayant préservé l'héritage de
ce que les femmes elles-mêmes écrivaient sur leur
propre expérience, ce qu'elles avaient créé
et pensé au cours des siècles, pour chaque nouvelle
génération de femmes, ce fut comme si tout était
à refaire, comme si rien d'important n'avait jamais été
réalisé dans ce domaine. Des générations
de femmes eurent à faire, à défaire et refaire
encore la toile de leur compréhension du monde et d'elles-mêmes,
à l'infini. Les Créatifs culturels aussi sont constamment
obligés d'inventer et de réinventer les bases qui
leur permettent de vivre comme ils l'entendent. " Prendre
conscience qu'ils font partie d'une histoire leur permettra sans
doute de ne pas répéter les erreurs de leurs aînés
et donc d'avancer - en somme, de gagner une maturité.
Ray et Anderson expliquent avec finesse la manière dont
le mouvement féministe, le mouvement pacifiste et le mouvement
de libération des Noirs se sont imposés dans les
années 60 sur la scène politique et sociale et
ont imposé sur le long terme une autre façon de
voir les choses. En effet, contrairement à ce qu'on affirme
souvent, ces mouvements subsistent, de manière souterraine.
Il ne suffit pas de ne pas les voir pour croire qu'ils n'existent
plus : " On connaît le début de l'histoire,
mais l'on pense que ces décennies de grands rêves
sont bel et bien révolues, passées, et dépassée,
puisqu'on ne voit désormais plus rien de la sorte à
la télévision. On ne se rend pas du tout compte
de tout ce qui s'est produit ensuite - comment des mouvements
pionniers, et ceux qui ont suivi, ont changé et modelé
les vies de ceux qui sont les Créatifs culturels d'aujourd'hui.
Et ainsi, les Créatifs culturels eux-mêmes, finalement,
ne savent même pas que c'est en fait de là qu'ils
viennent. Et comme tout peuple dépourvu d'histoire, ils
s'imaginent être des marginaux, des étranges, des
gens de l'extérieur, des "pas d'ici", comme
les pièces d'un puzzle qui ne trouveraient pas leur place
dans un ensemble qui a l'air tout à fait complet sans
elles. "
Découvrir ses propres solutions
Nous pouvons avoir l'impression de vivre actuellement une période
majeure de régression, alors que, sur le continent américain,
le gouvernement Bush se montre particulièrement va-t-en-guerre
et hostile à toute mesure pro-environnement, et que, sur
le continent européen, l'extrême-droite progresse
de manière inquiétante dans les urnes. Une autre
lecture (plus optimiste) des événements consiste
à penser qu'il s'agit là de tentatives désespérées
de la part des mouvements réactionnaires de reprendre
le contrôle d'une situation qui leur échappe
En effet, certaines questions aussi importantes que le danger
nucléaire, la place des femmes dans la société,
le racisme ou la qualité de l'alimentation, hier marginales,
méconnues de l'opinion politique, sont devenues des préoccupations
largement partagées par l'ensemble des sociétés
occidentales. " Un bon nombre des problèmes sociaux
qui étaient tolérés ou tout simplement admis
avant les années 60 sont devenus de nos jours tout bonnement
inacceptables, confirment Ray et Anderson. (
) quel que
soit votre âge, vous serez probablement surpris de voir
ce que l'on considérait comme "normal" aussi
récemment que dans les années 50 ou 60. "
A l'appui de cette affirmation, les chercheurs proposent une
liste de comportements passés
effectivement assez
stupéfiante !
Il ne faut donc pas sous-estimer l'ampleur des changements :
" Contrairement à ce que l'on croit généralement
dans la branche politique, la branche culturelle a au moins autant
d'impact sur l'ensemble de la société, si ce n'est
plus. Le problème, c'est que les médias, le gouvernement,
les entreprises et même les universitaires ont tendance
à toujours encourager cette croyance qu'a la branche politique
de sa propre importance. En réalité, la force de
la branche culturelle, qui permet de briser les sorts jetés
depuis des générations, s'exerce à des niveaux
nettement plus souterrains, mais tout aussi efficaces. "
Les mouvements sociaux ont réussi à changer la
société parce qu'ils ne sont pas contentés
de vouloir changer les réglements ; ils ont aussi cherché
à comprendre ce qui se cachait derrière ces réglements.
En prenant leur distance avec l'ordre établi, les mouvements
sociaux ont compris que " quand on cherche à changer
la culture du passé, on ne peut pas se contenter des solutions
qu'elle propose. Il faut découvrir ses propres solutions
ou les inventer. " En effet, " résoudre de nouveaux
problèmes avec d'anciennes méthodes n'est généralement
pas très approprié ".
" Il faut un certain génie pour réussir à
nommer ce qui n'a pas de nom car si vous le faites avec sincérité
et au bon moment, les millions de personnes qui jusqu'alors étaient
totalement hypnotisées et stupéfiées par
ce problème vont d'un seul coup se réveiller. "
L'originalité et la force de Martin Luther King a été
de casser le cadre traditionnel des revendications des Noirs
américains en montrant à quel point la ségrégation
raciale était contradictoire avec l'idée que les
Etats-Unis se faisaient d'eux-mêmes. Il a ainsi pu rallier
à sa cause une partie de l'opinion américaine.
De même, le mouvement féministe a su interroger
la société toute entière et remettre en
cause les schémas culturels établis.
Choisir son camp
Le mouvement féministe impose à chacun de s'interroger
sur sa manière de vivre son couple, parce que " le
privé est politique ". Comme le dit le chanteur et
poète Julos Beaucarne (qu'on identifie sans hésiter
comme un Créatif culturel) : " Le militantisme est
important. La déviation du militantisme, c'est d'aller
à une manif pour la paix, et puis tu rentres chez toi,
le bébé pleure, tu lui donnes une gifle... "
L'un des héritages les plus importants des mouvements
sociaux des années 60, c'est l'idée qu'en militant
pour les autres, on milite aussi pour soi - et qu'on ne peut
exiger des autres ce qu'on n'exige pas de soi-même.
Les Créatifs culturels décrits par Ray et Anderson
portent la même attention au monde qu'à eux-mêmes.
Ils n'ont pas l'impression de perdre leur temps lorsqu'ils cherchent
à améliorer leur manière de vivre, à
parfaire leur équilibre intérieur. L'équilibre
global est le reflet de l'équilibre personnel ; à
l'inverse, quand la planète va mal, l'homme souffre. Dans
un texte consacré aux manifestations québécoises
d'avril 2001, l'activiste américaine Starhawk témoigne
de ce rapport inquiet entre l'intime et l'univers : " Dans
la beauté des bois, dans la paix du matin lorsque je m'assieds
dehors et écoute les chants d'oiseaux, en chaque lieu
qui devrait donner un sentiment de sécurité, je
sens le courant qui nous mène vers une chute irrévocable,
une catastrophe écologique/économique/sociale de
dimension épique. "
Se battre pour la bonne santé de la terre nourricière,
c'est aussi se battre pour sa sérénité intérieure.
En somme, tout est dans tout
Il s'agit, au sens premier
du terme, d'une vision profondément religieuse du monde
: " C'est là un aspect de ce que les Créatifs
Culturels recherchent, écrivent Ray et Anderson : une
façon de se rappeler qu'ils ne sont pas seuls, une manière
de tisser de nouveaux modèles, de nouvelles figures dans
le grand tissu social, tisser des lignes de vie qui relient les
générations entre elles. " L'imaginaire se
voit assigné une fonction mythique que sa dilution dans
le divertissement tend à faire oublier.
Se changer soi-même
Les Créatifs culturels espèrent voir naître
ce que Julos Beaucarne nomme joliment " un monde télépathiquement
épatant " : " On est tous de la même matière
que l'univers, affirme le poète. On choisit ce qu'on écoute,
ce qu'on mange, on est ce qu'on mange, on choisit son camp, on
choisit des musiques diaboliques ou des musiques qui nous construisent.
Choisir son camp, c'est d'abord peut-être un grand principe
: il y a une loi, qui n'en est pas une, c'est qu'il y a le positif
et le négatif. Dans tout ce qui flotte autour de nous,
il y a beaucoup de choses négatives qui peuvent entrer
dans notre peau (
) Parce que le psychisme est terriblement
puissant. On envoie des pensées tout le temps dans l'espace.
On peut envoyer des pensées négatives, sur quelqu'un
par exemple, il peut se casser la pipe en descendant l'escalier
parce qu'il est fatigué ce jour là. On peut envoyer
de l'amour aussi. C'est là où on choisit son camp."
Cette manière de voir le monde est souvent caricaturée
sous le terme New Age. Il est facile de se moquer de ces gens
qui passent leur temps sur un tapis de yoga en mangeant de la
nourriture végétalienne au son d'une musique relaxante
; " il est facile de s'arrêter uniquement aux excès
de la vulgarisation, la spiritualité "syncrétique"
et la psychologie de comptoir dont certains médias adorent
se gausser. Mais confondre ainsi la surface du mouvement et sa
substance profonde est une erreur. (
) il est nécessaire
de bien faire la différence entre la masse croissante
de ceux qui sont à la recherche de nouvelles sensations,
d'un parfum nouveau pour leur vie ou de quelque chose d'authentique
d'une part, et d'autre part les adeptes de longue date qui ont
appris petit à petit à vivre une vie "authentique",
à transformer leur vie en profondeur en fonction de ce
qu'ils ont appris. " En effet, " on peut se mettre
à de nouvelles idées, s'initier à de nouvelles
techniques ou se trouver un nouveau hobby en quelques semaines,
mais il faut des années, voire des décennies pour
se changer soi-même. "
L'articulation entre l'activisme social et la recherche d'un
équilibre intérieur, évidente pour tous
les Créatifs culturels présentés dans le
livre, n'a pas toujours été évidente. Paradoxalement,
dans les années 60 et 70, il fallait choisir, établir
un ordre de priorité : " Tandis que les militants
politiques manifestaient contre la bombe, les hippies gobaient
des acides, résument Ray et Anderson. Tandis que des étudiants
faisaient des sit-in devant des restaurants racistes du Sud,
d'autres écoutaient sagement les enseignements du zen.
Et tandis que des femmes se rassemblaient en groupes de prise
de conscience, d'autres apprenaient les techniques des médecines
douces ou les massages traditionnels. Tout au long des années
60 et 70, les explorateurs de la conscience et les activistes
sociopolitiques donnent l'impression de deux pôles opposés.
Et bien qu'il y eut quelques altercations, dans l'ensemble ils
s'ignoraient plutôt les uns les autres. Chaque mouvement
se voyait comme l'apothéose de ce qui était essentiel
dans la vie ".
" Je ne veux pas être
Spartacus "
Bon, il ne faut quand même pas rêver : les militants-militaires,
qui oublient de vivre pour mieux sauver le monde, existent toujours.
Le journaliste tunisien Taoufik Ben Brick décrit "
ces militants professionnels, qui triment pour la bonne cause
avec une allure grave, et qui ont une sorte de mépris
pour tout ce qui ne leur ressemble pas " : " Ils veulent
que ta subjectivité rentre dans leur moule. Il y a finalement
chez ces gens-là un côté conservateur, conformiste
: selon eux, on n'a pas le droit d'aimer la nuit, d'aller voir
du côté des petites choses de la vie. Pourquoi y
a-t-il un militantisme puritain, ascétique, merdique ?
Est-ce qu'il faut forcément avoir été bouffé
par la vie de chien que l'on nous a fait mener ? Ce sont des
gens qui ont oublié les valeurs du poète ! La liberté,
il faut l'arracher chaque jour de la vie. " Ben Brick incarne,
par sa verve, son ironie, sa poésie, un autre idéal
de militance : " Je ne veux pas être Spartacus. Je
ne veux pas être un porte-parole. Je veux être un
troubadour. Je suis libre, de la liberté violente de celui
qui s'enivre. On m'accuse d'être excessif, mais je ne peux
qu'être excessif. Cette liberté peut me nuire, mais
je me régale. Je veux que ma parole soit du côté
de la vie contre l'ordre, qui est une folie. " (Charlie
Hebdo, 22/11/2021)
A l'image de Ben Brick, les Créatifs culturels refusent
de sacrifier la complexité de la vie au nom d'un idéal
politique pur et peut-être inaccessible. Ils n'attendent
pas la révolution demain, ils la font aujourd'hui. A la
différence de ces anars qui annônent les uvres
complètes de Bakounine en attendant l'Insurrection qui
a encore raté le train, les Créatifs culturels
mènent une insurrection personnelle jour après
jour. Leur combat, c'est des petits riens, mais ces petits riens
changent leur vie, la vie de leurs proches, et par extension
la vie du monde entier ; moins spectaculaires que les révolutionnaires
professionnels, ces nouveaux militants ont remplacé la
rhétorique par l'action.
Dès lors, les revendications ne sont plus les mêmes.
Exit le culte de la Révolution qui a fait tant de ravages
- qu'elle ait eu lieu et débouché sur l'improbable
dictature du prolétariat ou qu'elle soit toujours reportée
aux lendemains qui n'en finissent plus de chanter. Adieu, les
mirages, maintenant il s'agit de se coltiner au réel.
La révolution devient quotidienne. Exit les ennemis du
peuple ou du parti, il n'y a pas besoin d'ennemi tout-puissant
pour éprouver sa propre puissance. Que vive la "
rêvolution " !
Do or die
Les Créatifs culturels se définissent d'abord par
ce pour quoi ils militent : " les bases de l'identité
collective se sont déplacées, écrivent Ray
et Anderson, glissant de la "contestation" vers une
vision plus positive et volontariste des choses, de l'activisme
et de l'avenir. Il a fallu presque deux décennies pour
que les mouvements "contre la guerre" deviennent des
mouvements "pour la paix", ou pour que les mouvements
féministes finissent par se détacher des accusations
et de la haine systématiques envers les hommes pour mieux
se (re)définir de façon affirmative, en fonction
de ce pour quoi elles étaient. " Il s'agit d'inventer
une nouvelle manière de vivre. Le terme, archi-usé,
d'alternative reprend ici tout son sens. L'utopie devient enfin
concrète
D'après Ray et Anderson, la terre vit une époque
de transition. Plusieurs scénarios sont possibles, qui
vont de la destruction pure et simple de la planète (si
le modernisme libéral continue à faire des ravages)
à la mise en uvre d'une nouvelle culture soucieuse
de ce qu'elle laissera en héritage " à la
septième génération à venir ".
Tout peut arriver, expliquent les chercheurs ; il est probable
d'ailleurs que les prochaines années voient l'humanité
osciller entre ces deux scénarios extrêmes. Comme
le disait Martin Luther King : " Nous devons apprendre à
vivre ensemble comme des frères ou périr ensemble
comme des idiots ". En anglais, une expression lapidaire
résume le choix qui se présente à nous :
" do or die ", agis ou meurs.
Or, estiment les auteurs, si les Créatifs culturels ne
prennent pas conscience de leur force, s'ils ne se comptent pas,
s'ils sous-estiment leur influence, s'ils ne comprennent pas
qu'ils sont en mesure de faire évoluer la manière
de voir le monde de ceux qui les entourent, le scénario
le plus pessimiste risque de se vérifier. " Ce qu'il
faut, concluent les chercheurs américains, abandonnant
le ton du constat, c'est que chacun d'entre nous, avec ses qualifications
particulières, ses savoirs et sa sagesse les plus précieux,
sa curiosité, son empathie et son intelligence, s'implique.
(
) Le nouveau discours qui se met en place, la nouvelle
histoire que nous sommes en train d'écrire demandent des
dizaines de milliers de conteurs, et deux fois plus encore de
personnes qui s'en inspirent. (
) On peut dès maintenant
se mettre à imaginer une culture qui ait suffisamment
de sagesse pour réussir à trouver son chemin et
effectuer cette traversée jusqu'au bout, et réfléchir
au rôle que nous voulons jouer dans ce processus. Ce n'est
que le premier pas. "
Dans un texte écrit peu après les attentats contre
les Etats-Unis, Starhawk annonce : " Il est possible que
la chose la plus radicale que nous puissions faire en ce moment
est d'agir à partir de notre vision, et non à partir
de la peur, et de croire en la possibilité de sa réalisation.
Toutes les forces autour de nous nous poussent à baisser
le rideau, à nous isoler, à faire retraite. Au
lieu de cela, il nous faut avancer, mais de manière différente.
Nous sommes appelé(e)s à faire un saut dans l'inconnu.
"
Sylvain Marcelli
COMME UN ROMAN
En choisissant de travailler ensemble, Ray et Anderson ont fait
le pari que la complémentarité de leurs points
de vue (le premier est sociologue, la seconde est psychologue)
enrichirait leur réflexion. Pari gagné ! Le ton
du livre peut surprendre en France où nous repérons
le sérieux d'un ouvrage à son ton empesé
et à sa façon de brandir des concepts obscurs :
à l'inverse, les deux chercheurs ont adopté un
style imagé et vivant pour rendre compte de leur enquête.
Du coup, ce pavé de 500 pages se lit avec autant de facilité
que si l'on discutait avec les auteurs
Seul reproche à
adresser aux deux chercheurs : il manque un chapitre détaillant
la méthode employée pour les recherches statistiques
citées dans le livre. Ces précisions auraient contribué
à donner une assise scientifique à la thèse
du livre.
- L'émergence des Créatifs culturels, enquête
sur les acteurs d'un changement de société, Paul
H. Ray, Sherry Ruth Anderson, éditions Yves Michel, 2001
(publication aux Etats-Unis : 2000).
SOLSTICE D'ÉTÉ
La lecture du livre de Ray et d'Anderson a suscité l'envie
chez ceux qui se reconnaissent dans le terme " Créatifs
culturels " de se retrouver. La première rencontre
a eu lieu, symboliquement, le 21 juin 2002. La date du solstice
d'été a été proclamée par
le Chef de la Nation Amérindienne " Journée
Mondiale de la Paix et du Sauvetage de l'Humanité ".
" A partir de ce jour, annoncent les organisateurs français
de l'événement, un rendez-vous est fixé
à tous ceux qui désirent se retrouver pour méditer
tous les 21 de chaque mois et ce jusqu'au 21 juin 2003. Seul
ou réunis, nous serons ce jour là connectés
à l'énergie créée ce 21 juin 2002
que nous pourrons ainsi alimenter et amplifier. " Un grand
rassemblement réunissant les " personnes, représentants
d'associations, ONG, scientifiques, artistes, sportifs et surtout
tous ceux et celles qui souhaiteront, à cette occasion,
manifester leur présence " aura lieu en 2003 sur
une plage de Montpellier, au bord de la Méditerranée.
" Nous n'appartenons à aucun parti politique, mouvement
religieux, ou secte mais sommes solidaires de l'Humanité
que nous considérons Une " tiennent à préciser
les organisateurs dans leur appel diffusé sur le net.
" Notre objectif est d'encourager l'organisation simultanée,
en divers lieux de notre Terre, de rencontres, d'alliances et
d'initiatives pour participer à l'émergence d'une
prise de conscience active, pour un changement indispensable
à la survie des générations futures. "
- Pour en savoir plus, "Emergence
21" - 3 ter Chemin des Barques - 34000 Montpellier - Tél.
: 04.67.72.55.91 -
Courriel : [email protected]. |