LES ENFANTS DE DUPLESSIS :
la suite inédite

Brûlé avec les ordures

Joseph Martin avait cinq ans et demi lorsque ses parents, en 1938, le placèrent à l’Institut Buissonnet, à Montréal, afin qu’il bénéficie d’une bonne éducation. Peu après, il fut transféré à Saint-Jean-de-Dieu, où il demeura jusqu’en 1956.

Selon M. Martin, dès leur arrivée à Saint-Jean-de-Dieu, on dépouillait les « pensionnaires » de leurs biens personnels : bijoux, vêtements, photographies des êtres chers, argent et pièces d’identification.

Joseph Martin, ébéniste établi à Montréal, raconte avec empressement les sévices dont il fut témoin. Il affirme qu’en 1941, il a vu un garçon de dix ans se faire battre à mort par deux gardiens. Chose incroyable, raconte-t-il, la plupart des gardiens étaient de jeunes criminels qui avaient séjourné dans des écoles de réforme, et c’était pourtant eux qui surveillaient les enfants. De plus, de nombreux gardiens, dont il peut nommer certains, auraient sodomisé des jeunes.

Lorsque, à la suite d’assauts répétés, le jeune Joseph alla se plaindre aux dirigeants de l’hôpital, il reçut tout un avertissement. On lui enfonça un couteau dans l’œil gauche et on l'avertit que s’il se plaignait encore, il perdrait aussi son œil droit.

Pendant des années, selon M. Martin, trois enfants par semaine subissaient des opérations au cours desquelles on leur prélevait des organes vitaux, tels que le cœur, les poumons, les reins et le foie, pour ensuite vendre ceux-ci aux États-Unis. Il affirme avoir vu un véhicule réfrigéré gris et noir en assurer le transport.

Comme l’a relevé Carol Rutz : « On pouvait facilement les dépouiller de leurs organes pour ensuite les vendre car personne ne s’en formalisait. On utilisait les enfants parce qu’ils étaient simplement là, disponibles. »

On enterrait ce qui restait des corps dans des boîtes de carton, à raison de trois par boîte, dans un endroit qu’on appelait le « cimetière de la porcherie », parce que c’est là que l’on gardait les porcs et que leurs cadavres ainsi que ceux d'autres animaux étaient ensevelis.

Mais on ne réservait pas le même sort à tous les enfants. Au début des années 1950, à Saint-Jean-de-Dieu, Joseph Martin a vu des employés de l’hôpital transporter des corps d’enfants, dont certains à peine plus vieux que cinq ans, vers un gros incinérateur dans lequel on les faisait brûler, en même temps que les ordures.

Joseph Martin ajoute que les jeunes enfants étaient gardés à l’écart, à l’arrière de l’hôpital, dans des cellules et des cages où ils vivaient dans d’horribles conditions. Ils étaient revêtus de camisoles de force; on leur administrait des substances puissantes et ils restaient la plupart du temps dans leurs propres excréments.

Totalement impuissant

Tout comme ceux de ses compagnons de misère, les souvenirs de Jean-Guy Labrosse sont douloureux. Il se rappelle s’être senti totalement impuissant. Lors de son séjour à Saint-Michel-Archange, M. Labrosse affirme qu’un des psychiatres, Jean-Yves Gosselin, lui avait dit avoir entre les mains le destin de tous les enfants de l’Institut.

Il lui aurait dit : « Quand vous entrez ici, vous n’êtes libérés que lorsque nous le décidons. »

En 1993, Justice et Liberté a rejoint le Dr Gosselin, alors président de l’Association canadienne des psychiatres; ce dernier déclara n’avoir aucun commentaire au sujet des accusations portées par Jean-Guy Labrosse. Aujourd’hui psychiatre à Ottawa, le Dr Gosselin ne se rappelle plus s’il a eu des Orphelins de Duplessis comme patients.

Il admet, par contre, qu’il a placé de nombreux patients dans des fermes lorsqu’il pratiquait à Saint-Michel-Archange, soit de 1959 à 1963. Selon Daniel Jacoby, alors ombudsman du Québec, et les rapports relevés par Justice et Liberté, les enfants placés dans des fermes ont eux aussi été victimes de mauvais traitements.

Torturés, battus et sodomisés

Justice et Liberté a contacté le Dr Denis Lazure, psychiatre, afin qu’il commente les allégations de mauvais traitements infligés à Joseph Martin et aux autres Orphelins lors de leur séjour à Saint-Jean-de-Dieu. En plus d'y avoir fait son internat en 1952, il en a été directeur de 1974 à 1976. Il allait y retourner en 2000 et pratiquer la psychiatrie dans l’institution alors rebaptisée Louis-Hyppolite Lafontaine.

Selon une déclaration donnée en son nom par M. Jean Lepage, directeur des relations publiques à Louis-Hyppolite Lafontaine, les enquêtes qui ont été menées suite aux accusations de mauvais traitements infligés aux Orphelins de Duplessis, n'ont révélé aucune preuve et, par conséquent, les allégations sont sans fondement.

M. Lepage se référait au rapport émis en 1997 par l’ombudsman du Québec de l’époque, Daniel Jacoby, dans lequel les plaintes des Orphelins étaient consignées.

Pourtant, il n'est stipulé nulle part dans le rapport de M. Jacoby que les allégations des Orphelins étaient sans fondement. Au contraire, le rapport contenait des preuves selon lesquelles des traitements abusifs, tels que des psychochirurgies, des électrochocs, des bains glacés, le port de la camisole de force, la torture, la sodomie ainsi que l'emprisonnement injustifié – pendant des mois, voire des années – avaient été infligés.

En fait, après que le ministère de la Justice du Québec eut annoncé, en février 1995, qu’aucune charge ne serait portée, M. Jacoby déclara que « dans la plupart des cas à l’étude, les raisons fournies par le ministère de la Justice ne niaient aucunement les faits et que ni la prescription ni la mort d’un suspect ou d’un plaignant ne remettait en question la véracité des actes posés. »

Rod Vienneau, convaincu du manque de sincérité du Dr Lazure, pointa du doigt les mémoires du médecin comme étant une preuve de ses agissements. « Je crois que Denis Lazure devrait être le premier à être jugé pour les crimes qu’il a commis envers des enfants innocents », affirme-t-il.

Un autre point important : des allégations faites par M. Vienneau et par d’autres personnes n’ont jamais été vérifiées. Selon Rod Vienneau, on ne peut conclure sans enquête que les accusations sont sans fondement, tout particulièrement lorsqu’on a des témoins oculaires des événements et les preuves qu'ils ont eu lieu.

« Ils sont devenus des légumes »

Les expériences n’étaient pas seulement pratiquées à Saint-Jean-de-Dieu. Le neurochirurgien Guy Lamarche a admis qu’à chaque mercredi, au cours des années 1950, deux ou trois lobotomies étaient pratiquées sur des patients à Saint-Michel-Archange, à la demande du psychiatre en chef, et ce, même si on ignorait quel impact cela aurait sur les patients. « Plus souvent qu’autrement, ils devenaient pareils à des légumes », déclara le Dr Lamarche.

Selon Denis Côté, de la Commission des Citoyens pour les Droits de l’Homme, une enquête officielle pourrait déterminer combien d’Orphelins ont fait partie des victimes. « Ce sombre épisode de l’histoire du Canada doit être rendu public lors d’une série d’audiences, a-t-il dit, et je crois qu’il serait mieux qu’une société indépendante s’en charge. »

Lors de sa propre enquête, Justice et Liberté s’est rendu compte qu’une campagne de duperie et de désinformation battait son plein, afin de faire échouer toute enquête relative aux actes criminels ou à toute autre faute professionnelle de la part des psychiatres envers les Orphelins et de garder le silence sur ce qui s’est vraiment passé.

En outre, les Orphelins de Duplessis qui ont porté plainte ont été l’objet de menaces et de coups. M. Joseph Martin affirme avoir reçu la visite de quatre hommes qui ont refusé de s’identifier, mais qui lui ont recommandé de se taire. L’événement se serait passé peu de temps après que Justice et Liberté soit entré en contact avec l’hôpital Louis-Hyppolite Lafontaine, afin de recueillir des commentaires sur les allégations de M. Martin et des autres orphelins.

En tant qu’intervenants clés dans l’enquête menée par Justice et Liberté, les témoins de ces événements et leurs familles doivent être protégés.

(Note de Nenki: quelle infâmie ! En plus d'avoir souffert les pires sévices toutes ces années durant, les voilà harcelés et intimidés pour vouloir se libérer de ce cauchemar, voir à ce qu'ils soient entendus et que les coupables de ces crimes soient amenés en justice. C'est trop demandé à la Justice ? )


Des cobayes humains

Denis Lazure, président de l’Association canadienne des psychiatres en 1966, est un autre des praticiens impliqués dans l’affaire des Orphelins.

De 1999 à 2001, le Dr Lazure a été à la tête du Comité pour la défense des Orphelins de Duplessis, un mouvement qui, d’après Rod Vienneau, a trahi ceux qu’il était censé aider. Ce dernier a d’ailleurs comparé la position qu’occupait le médecin au sein du comité à celle d’un « renard dans une cage à poules ».

Dans son autobiographie Médecin et Citoyen, publiée en 2002, Denis Lazure a écrit qu’en 1952, alors qu’il faisait son internat à l’hospice Saint-Jean-de-Dieu, un établissement psychiatrique maintenant appelé l’hôpital Louis-Hyppolite Lafontaine, il lui arrivait régulièrement, ainsi qu'à cinq de ses collègues, d’administrer des électrochocs aux patients et de provoquer chez eux des chocs insuliniques4.

Le Dr Lazure nous décrit de façon désinvolte de quelle façon débutait sa journée : il appuyait sur un bouton, envoyant ainsi une décharge assez puissante pour provoquer une convulsion épileptique chez des dizaines de patients, sans que ceux-ci aient reçu la médication nécessaire5.

Il se rendait ensuite dans les salles où se trouvaient les patients comateux, un endroit « mal éclairé, malodorant, où étaient couchés deux douzaines de patients à qui on avait injecté des doses massives d’insuline ». Après que les patients aient passé plusieurs heures sous sédatif, ils recevaient des injections de glucose, et la plupart d’entre eux sortaient de leur coma. Mais il arrivait quelquefois qu’un patient ne refasse pas surface6.

D’après les descriptions de Denis Lazure, Saint-Jean-de-Dieu semblait être un endroit perturbant, où les psychiatres jouaient avec des vies et les détruisaient. Un peu plus tard, en 1952, le médecin quitta Saint-Jean-de-Dieu pour aller à l’Hôpital protestant de Verdun, aujourd’hui appelé le Douglas, afin d'aider le pionnier de la lobotomie chimique, le Dr Lehmann, à faire des tests avec la chlorpromazine7.

Comme le journaliste montréalais Kristian Gravenor a observé avec sarcasme, le « Dr Lazure continua à diriger des hôpitaux et devint le ministre de la Santé du Québec, sans que les surdoses accidentelles ou les cerveaux brulées ne l'arrêtent8. »

La déclaration de Denis Lazure, selon laquelle lui et le Dr Lehmann avaient fait des essais avec la chlorpromazine en 1952, viendrait confirmer les allégations de Clarina Duguay et des autres patients voulant qu’ils aient reçu des doses de cette drogue, et ce, avant 1953. En effet, il semblerait, aux dires du Dr Lehmann, que c’est alors qu'il aurait fait la découverte de la substance comme substitut à la camisole de force. L’information contenue dans le livre de Denis Lazure soulève donc des questions sur le nombre d’Orphelins ayant servi de cobayes humains.

Selon un ancien médecin de Saint-Jean-de-Dieu, qui désire garder l’anonymat, 500 patients auraient reçu de la chlorpromazine en 1952, et ce, même si Santé Canada, l’organisme gouvernemental chargé de statuer sur ces questions, n’a approuvé l’utilisation de celle-ci sur des patients qu’en 19579.

La psychiatrie a détruit des vies

L’avocate des « enfants », Carol Rutz, a déclaré à nos journalistes que, d’après ses recherches, les Orphelins de Duplessis auraient servi comme sujets lors d’essais cliniques et auraient été les victimes de sévices.

Selon elle, ces enfants étaient d’innocentes proies à la merci de médecins peu scrupuleux qui utilisaient la science pour infliger la souffrance et la mort.

« Un grand nombre d’enfants n’avaient aucune famille; les psychiatres savaient donc qu’ils pouvaient agir en toute impunité. Qui parlerait? Les psychiatres pouvaient tout se permettre avec eux », ajoute-t-elle.

Selon un employé de Saint-Jean-de-Dieu, l'Orphelin idéal pour devenir un sujet de «traitement» n'avait pas de famille car on savait que personne ne viendrait à son secours ou le protégerait.

D'ailleurs, Rod Vienneau a constaté que les psychiatres de cette époque considéraient les Orphelins comme des enfants « dont on se débarrassait ». Il les accuse d'avoir vidé les orphelinats du Québec et d'avoir envoyé les enfants qui s'y trouvaient dans des hôpitaux psychiatriques, et d'avoir en plus effectué leurs expériences sur près de 100 000 enfants abandonnés, à l'insu de tous. (Voir aussi « Il n'avait pas de cerveau! ».)

On aurait même des preuves de la participation involontaire de ces enfants à un programme d'eugénique*, mené à la fois pour des établissements psychiatriques américains et canadiens.

Le psychiatre canadien Charles Kirk Clarke, un des fondateurs de l'Association Canadienne pour la Santé Mentale, traitait d'ailleurs les immigrants en provenance de l'Europe centrale10 et de l'Europe de l'Est de « déficients ». Une autre adepte canadienne de l'eugénisme, Helen MacMurchy, inspectrice provinciale affectée à la détection des « faibles d'esprit », militait pour la stérilisation afin d'éliminer les gènes désavantageux pour la race11.

Justice et Liberté s'est d'ailleurs intéressé à ce sujet et a publié un reportage spécial intitulé The Ethnic cleansing of the Mentally Unfit-Sterilization in Canada. Selon les auteurs, « les eugénistes utilisent le contrôle de l'immigration, le contrôle des naissances, la stérilisation et l'euthanasie, tel que les Nazis en donnèrent l'exemple. » Ils soulignent que les trois premières méthodes ont été utilisées au Canada, des milliers de femmes autochtones et immigrantes ayant été stérilisées contre leur gré.

Par contre, si l'on en croit les nouvelles allégations selon lesquelles de nombreux Orphelins seraient disparus ou morts, l'euthanasie justifierait certainement la mise sur pied d'une enquête officielle.

'On leur a permis de tuer des enfants sans défense'

En effet, les corps de centaines, voire même de milliers d'Orphelins de Duplessis enterrés près des hôpitaux psychiatriques, pourraient attester « ce génocide tramé par les psychiatres », tel que l'expriment les Orphelins.

Daniel Lighter, procureur montréalais, a suggéré que les autorités québécoises permettent l'exhumation des corps situés autour des institutions psychiatriques visées, de manière à déterminer combien d'Orphelins ont été utilisés à des fins expérimentales.

« Une société libre doit prendre la responsabilité de son histoire, avec ce qu'elle comporte de bien, de mal et de neutre», a confié M. Lighter au journal. « Il y a sûrement une quantité incroyable de preuves qui se trouvent là et qui justifieraient la réouverture d'une enquête. »

Du début à la fin, le sort réservé aux Orphelins était décidé par la psychiatrie. Les documents qu'a obtenu Justice et Liberté montrent la relation entre l'Association américaine de psychiatrie (AAP) et les institutions psychiatriques où ont vécu les Orphelins. Des preuves de l'existence de cette relation, entre autres des photographies, remontent à aussi loin que 1922.

Par exemple, en 1954, l'Hôpital protestant de Verdun (aujourd'hui l'hôpital Douglas) a été reconnu pour sa contribution à la recherche par l'AAP. Le journal a demandé au porte-parole de l'Association, Jason Young, en quoi consistait cette contribution, mais au moment de mettre sous presse, nous n'avions obtenu aucune réponse de sa part.

Selon M. Lighter, l'imprimatur de l'AAP soulève des questions, à savoir : qui pouvait bénéficier de l'internement des Orphelins et pourquoi?

« Il est très étrange qu'un hôpital québécois reçoive l'accréditation de l'AAP. Alors pourquoi dans ce cas-ci? », se demande-t-il. « Tout porte à croire que non seulement l'AAP était impliquée, mais qu'elle coordonnait aussi les expériences. Cela soulève plusieurs questions qui méritent certainement une réponse. »

En septembre 2004, un documentaire présenté sur les ondes de TQS dévoilait que sur les quelque 300 000 enfants hébergés dans les orphelinats du Québec, 200 000 furent adoptés, tandis que 100 000 d'entre eux restèrent sur les lieux, attendant d'être choisis pour adoption. Selon le journaliste Gary Arpin, ces derniers seraient les Orphelins de Duplessis.

Un de ceux-ci, M. Jean-Guy Labrosse, un ancien ouvrier de la construction agé de 66 ans, est l'auteur de Ma vie de chien, un livre relatant ses années d'internement qui a aidé à faire la lumière sur le drame. « Combien de mes frères (les Orphelins) sont disparus ou sont morts? », demanda-t-il lors d'une entrevue avec le journal. Et quand je dis disparus, je veux dire évanouis sans laisser aucune trace. Au Québec, on avait le droit de tuer des enfants sans défense. »

Selon Rod Vienneau, la moitié des Orphelins incarcérés dans les institutions psychiatriques y seraient disparus ou y seraient morts. « Si quelqu'un disparaît, c'est qu'on s'en est débarrassé, dit-il. Ils ont été tués ou assassinés. »

Le mot « eugénisme », employé par le psychologue britannique Francis Galton*, viendrait du mot grec Eugenes, qui veut dire « bien naître ». Ses théories sur l'eugénisme ont été par la suite utilisées par les psychologues et les psychiatres. Les travaux de Galton ont été utilisés en Allemagne par Ernst Rudin, pour établir, entre autres, des programmes de nettoyage racial et de génocide.