Un empire américain grâce aux “hommes de frappe économique”

Le vendredi 10 décembre 2004 par Sonia J. Fath
L’article suivant est basé sur une interview en langue anglaise que m’a fait parvenir notre ami Christian du sud de la France. Lui-même l’a trouvé sur un site américain du nom de Democracy Now dont John Perkins, un homme âgé de 60 à 70 ans je pense, fait visiblement partie.
Amy Goodman est la journaliste qui fait l’interview.

Après les habituelles paroles de bienvenue, Amy entre tout droit dans le vif du sujet en demandant à Perkins ce qu’est un "economic hit man". John Perkins explique alors que ce pour quoi lui et d’autres ont été formés c’est principalement de construire l’empire américain, de créer, de mener à des situations où le plus de ressources possibles s’écoulent en direction de l’Amérique, de ses institutions, de son gouvernement. “Et en effet, nous avons eu beaucoup de succès. Nous avons construit le plus grand empire de l’histoire du monde. Cela s’est passé pendant les derniers cinquante ans après la Seconde Guerre Mondiale avec, finalement très peu de force militaire. Ce n’est que dans des rares cas, comme en Irak, que les militaires entrent en jeu en dernier ressort. Cet empire, au contraire de tous les autres de l’histoire du monde, a été construit principalement sur la manipulation économique, sur la fraude, la tromperie, la séduction de personnes dans leur mode de vie au travers de ces economic hit men (e.h.m.). Cela en faisait totalement partie."

Puis, suite à une question de Amy, Perkins poursuit en expliquant qu’il a été recruté, alors qu’il était encore étudiant dans une école de commerce, fin des années 60, par l’Agence de Sécurité Nationale (National Security Agency) qui est, selon lui, la plus grande organisation d’espionnage et la plus méconnue. "Mais j’ai travaillé pour des organisations privées" dit-il. "Le premier e.h.m. au début des années 50 était Kermit Roosevelt, le petit-fils de Teddy. Il a renversé le gouvernement démocratiquement élu de l’Iran, le gouvernement de Mossadegh et il a été élu personnalité de l’année du Time’s Magazine. Il a eu beaucoup de succès et a tout fait sans verser de sang, enfin presque, mais il n’y a pas eu d’intervention militaire. Il a juste dépensé des millions de dollars et remplacé Mossadegh par le Shah d’Iran. C’est à ce moment-là que nous avons compris que cette idée du economic hit man est rudement bonne. Nous n’avions pas à nous faire de souci quant à une menace de guerre avec la Russie si nous le faisions de cette façon. Mais le problème dans cette histoire c’est que Roosevelt était un agent de la CIA, un employé du gouvernement. S’il avait été pris, nous aurions été dans de beaux draps. Cela aurait été terriblement problématique. C’est alors que la décision fut prise d’utiliser les organisations comme la CIA ou la NSA pour recruter de potentiels economic hit men et ensuite de les envoyer travailler pour des entreprises privées, des sociétés d’ingénierie, de construction, de telle sorte que s’ils devaient être pris, il n’y aurait aucun rapport avec le gouvernement".

Amy Goodman : "Bon, passons maintenant à la société pour laquelle vous avez travaillé".

Perkins répond : "La société qui m’employait s’appelait Chas. T. Main et se trouvait à Boston, Massachusetts. Nous étions environ 2000 employés, j’étais leur chef économiste. J’ai fini par avoir cinquante personnes travaillant pour moi. Mais mon vrai travail, c’était de faire des affaires. C’était par exemple concéder des prêts à d’autres pays, d’énormes prêts, bien plus élevés que ce qu’ils pourraient rembourser. L’une des conditions du prêt était – disons 1 milliard de $ pour un pays comme l’Indonésie ou l’Equateur – et ce pays devait alors rendre quatre-vingt-dix pour cent de ce prêt à une société ou des sociétés américaines pour construire les infrastructures – Halliburton ou Bechtel. C’était les grosses sociétés. Ces sociétés arrivaient alors pour construire des systèmes électriques, des ports, des routes, ce qui servait juste à quelques-unes des très riches familles dans ces pays. Les pauvres restaient alors assis sur cette dette qu’ils ne pourraient jamais remboursés. Un pays tel que l’Equateur a des dettes qui se montent à plus de 50% de son budget annuel. Il ne peut simplement pas rembourser ses dettes. Ce qui veut dire qu’ils sont entièrement à notre merci. Donc si nous voulons plus de pétrole, nous nous adressons à l’Equateur et leur disons : "comme vous n’êtes pas capables de payer vos dettes, donnez vos forêts amazoniennes remplies de pétrole à nos compagnies pétrolières. Et aujourd’hui, nous sommes dans ce pays et détruisons la forêt amazonienne en forçant l’Equateur à nous la remettre, comme il ne peut rembourser ses dettes. Nous faisons donc des énormes prêts dont la plus grande partie revient aux USA, le pays reste avec sa dette et un tas d’intérêts à rembourser. Ils deviennent ainsi nos serviteurs, nos esclaves. C’est un empire. Ça ne se discute pas, c’est un énorme empire. Et cela a beaucoup de succès".

John Perkins avait été invité à cette émission car il est aussi l’auteur d’un livre intitulé "Les confessions d’un economic hit man". Il raconte alors que pour l’empêcher d’écrire ce livre pendant de nombreuses années, il avait perçu de l’argent, un demi million de dollars pendant les années 90. Cet argent qu’il a accepté venait d’une entreprise de génie civil du nom de Stoner Webster. "Légalement parlant, ce n’était bien sûr pas de la corruption, j’étais payé en tant que consultant, c’est tout à fait légal. Mais je n’ai pratiquement rien fait". Il était clair que, une fois l’argent accepté, je n’aurais pas grande chose à faire, mais je ne devais surtout pas écrire ce livre qui à l’époque s’intitulait "Conscience d’un economic hit man".

Lorsque le NSA m’a recruté, il m’ont fait passer une journée de détecteur de mensonges. Ils ont trouvé toutes mes faiblesses et m’ont immédiatement appâté. Ils ont utilisé les drogues les plus importantes de notre culture : sexe, pouvoir et argent, pour m’avoir. Je viens d’une vieille famille de la Nouvelle Angleterre, calviniste, avec de profondes valeurs morales. Je pense que je suis une bonne personne malgré tout, et je pense que mon histoire montre comment ce système et ces drogues puissantes de sexe, argent et pouvoir peuvent appâter les gens, parce que j’étais vraiment appâté. Et si je n’avais pas vécu moi-même cette vie de economic hit man, je crois que j’aurais des difficultés à croire que quelqu’un puisse faire cela. Et c’est pourquoi j’ai écrit ce livre, parce que notre pays a vraiment besoin de comprendre comment fonctionne la politique étrangère, l’aide aux PVD, comment fonctionnent nos organisations, où vont nos impôts et alors, je sais qu’il demandera un changement".

Amy le conduit sur la voie de l’Arabie Saoudite où des milliards de pétrodollars sont retournés aux USA. Perkins raconte cette période fascinante, comme il dit, pendant le début des années 70, quand l’OPEC a exercé son pouvoir en réduisant les fournitures de pétrole. "Nous avions des files de voiture aux stations de pompage. Le pays avait peur de devoir faire face encore une fois à une dépression comme en 1929. Alors le Trésor Américain m’a recruté avec quelques autres economic hit men et nous a envoyés en Arabie Saoudite. Nous savions que ce pays était la clé qui nous permettrait de nous libérer de la dépendance et de contrôler la situation. Nous avons donc construit une situation où la Maison Royale de Saud a accepté d’envoyer la plupart de ses pétrodollars aux USA en les investissant dans des titres d’Etat du gouvernement américain. Le Trésor Américain utiliserait les intérêts sur ces titres d’Etat pour engager des compagnies américaines pour construire des cités et infrastructures en Arabie Saoudite. Ce que nous avons fait. Et la Maison Saud a accepté de maintenir le prix du pétrole a un niveau acceptable pour nous, ce qu’ils ont fait toutes ces années durant, et nous avons accepté de garder la Maison de Saud au pouvoir aussi longtemps qu’ils faisaient cela pour nous et c’est aussi une des raisons pour lesquelles nous avons commencé la guerre en Irak. Et en Irak, nous avons tenté la même politique qui nous a si bien réussi en Arabie Saoudite, mais Saddam Hussein n’a pas mordu. Lorsque les economic hit men ratent leur coup, la prochaine étape est ce que nous appelons les chacals, ce sont des gens appuyés par la CIA qui arrivent dans le pays pour lancer un coup d’état ou une révolution. Si cela ne marche pas, ils pratiquent des assassinats ou des tentatives d’assassinat. Dans le cas de l’Irak, ils n’arrivaient pas à accéder à Saddam Hussein. Ses gardes du corps étaient trop bons. Ils travaillaient avec des doubles. Donc lorsque les economic hit men et les chacals n’ont pas de succès, on lance la troisième ligne, nos jeunes femmes et hommes qui sont envoyés au pays pour mourir et tuer, ce que nous avons visiblement fait en Irak".

Il est 9h du matin, je devrais faire autre chose que de traduire ce texte pour ceux qui le liront, mais cela fait la deuxième fois seulement que je suis sur ce texte, et il me donne à chaque fois une telle envie d’agir, de faire quelque chose, de crier, de secouer les gens pour qu’ils arrêtent de mettre la tête dans le sable que j’en suis toute tendue, retournée et comme forcée de continuer.

Poursuivons donc et passons à l’Amérique Latine et à la mort de Torrijos, le président de Panama qui avait signé le Traité du Canal de Panama avec Carter avec seulement une voix de majorité.

John Perkins : "C’était une affaire hautement controversée. Et Torrijos avait ensuite continué et négocié avec les Japonais la construction d’un canal à hauteur du niveau de la mer à Panama, ce qui a beaucoup fâché l’entreprise Bechtel dont le président était George Schultz et le consultant senior Caspar Weinberger. Lorsque Carter a perdu les élections et que Reagan est arrivé, et que Schultz de Bechtel est devenu secrétaire d’Etat et Weinberger de Bechtel est devenu Ministre de la Défense, ils étaient tous hautement fâchés contre Torrijos. Ils voulaient renégocier avec lui le Traité du Canal et qu’il ne discute surtout pas avec les Japonais. Il a catégoriquement refusé. C’était un homme de principes. Et ainsi il est mort dans un avion qui s’est écrasé au sol et qui était connecté à un magnétophone avec des explosifs à l’intérieur. J’étais là-bas, j’avais travaillé avec lui. Je savais que nous, les economic hit men, nous avions raté notre coup, je savais que les chacals étaient à ses trousses. Et puis son avion s’écrase avec un magnétophone et une bombe à l’intérieur ? Je suis convaincu que c’est un coup monté par la CIA. La plupart des investigateurs latino-américains sont arrivés à la même conclusion. Bien sûr nous n’en avons jamais entendu parler aux USA."

Puis Amy Goodman lui pose la question de son changement de côté. Perkins répond qu’il se sentait toujours coupable mais qu’il était comme drogué, soumis à la puissance des drogues sexe, pouvoir, argent. "Et bien sûr, j’ai fait des choses pour lesquelles j’ai eu des tapes d’approbation dans le dos, j’étais le chef économiste. J’ai fait des choses que Robert McNamara aimait bien, etc."

Amy Goodman : Quelles étaient vos relations avec la Banque Mondiale ?

Perkins : "Nous avons travaillé de façon très très étroite avec la Banque Mondiale, c’est elle qui fournit la majeure partie de l’argent des economic hit men, eux et le FMI. Mais quand nous avons eu le 11 septembre, j’ai eu comme un choc au cœur, je savais que mon histoire devait être raconté, je savais que ce qui s’était passé ce jour-là était la conséquence directe de l’action des economic hit men. Et le seul moyen que nous puissions à nouveau vivre en paix dans ce pays, que nous puissions nous sentir bien pour nous-mêmes, c’est si nous utilisons ces systèmes que nous avons mis en place pour provoquer un changement positif autour de nous et dans le monde. Je suis persuadé que nous pouvons le faire. Je suis convaincu que la Banque Mondiale et les autres institutions peuvent être retournées pour faire ce pour quoi elles avaient été créées au départ, c’est à dire aider à construire des parties dévastées du monde. Aider, vraiment aider les personnes pauvres. Il y a 24000 personnes qui meurent de faim chaque jour. Nous avons le pouvoir de changer cela."

Après la lecture de ce texte, le lecteur ne me connaissant pas ou celui qui me connaît, mais ne me comprend pas, devrait être plus avancé dans sa compréhension. Je sais que je suis un problème pour beaucoup de personnes et que la plupart "s’y cassent les dents" et me laissent donc végéter seule dans mon coin, alors que j’ai besoin de l’appui des autres. Je sais que je fonctionne autrement que la plupart des gens, je l’assume.

Je fonctionne un peu comme John Perkins, mais dans l’autre sens, dans le sens justement de ce qu’il propose à la fin de l’interview, après son revirement personnel dans le bon sens. Depuis que j’ai compris que l’économique, l’argent domine absolument tout dans la vie, depuis ce jour là je m’applique à faire changer cette économie avec les systèmes qu’elle a construits. Je n’ai certes pas le succès qu’ont eu les economic hit men, mais le succès est à voir dans son ensemble, avec tous les autres acteurs, ces nouveaux e.h.m. qui œuvrent, chacun dans son coin, à casser la logique capitaliste. Et mon histoire personnelle, je l’écris aussi et la publie pour que l’on puisse voir que ce que je fais est faisable, que ce n’est pas du domaine de l’utopie, et plus encore que c’est urgent à faire. Nous sommes responsables de la misère du monde. En délégant notre pouvoir lors des élections, nous avons donné le pouvoir à nos élus d’agir en notre nom. C’est en notre nom que vivre est une question politique, c’est en notre nom que le Darfour crève de faim et que ici nous allons nous gaver de foie gras, d’escargots, d’huitres, de caviar et de dinde.

Je critique beaucoup, oui, et souvent je ne ménage pas les susceptibilités ou je mets carrément les pieds dans le plat (c’est une spécialité), mais je suis comme poussée à agir ainsi, poussée à faire ce que je fais.

Et je fais du terriblement concret, oui. Il faut d’abord réfléchir, certes, avant d’agir, d’accord, mais il faut aussi agir rapidement, car le temps presse. Ceux qui mettent la tête dans le sable seront perdants à tous les coups. Quand un ouragan arrive sur les côtes d’Amérique, les habitants se préparent et s’entraident dès qu’ils en ont pris conscience. Ils n’attendent pas que ce soit trop tard en espérant qu’un être venu de l’au-delà les sauvera et détournera la tempête de sa route. Il est l’heure de faire pareil pour nous.

Evidement ne disposant ni de pouvoir, ni d’argent, ma progression dans le bon sens est terriblement lente, elle avance à la vitesse d’un escargot. Mais ce qui lui donne une vigueur insoupçonnée, c’est que je sais que j’ai raison.

Sonia J. FATH
Décembre 2004

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