Une soumission sans précédent aux Etats-Unis

Non content de suivre la politique étrangère de Washington, Tony Blair est en train de remodeler l'armée britannique selon les souhaits des Etats-Unis, s'inquiète l'éditorialiste américain William Pfaff.

INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE, Paris.

Le gouvernement Blair est en train de transformer l'alliance anglo-américaine contractée il y a soixante et un ans en une soumission sans précédent aux Etats-Unis, tant en matière de politique étrangère qu'en matière de défense, comme il l'a laissé clairement entendre lors de son discours passionné devant le Congrès américain [le 17 juillet dernier.] Le ministre de la Défense britannique, Geoff Hoon, avait déjà annoncé fin juin que les forces militaires britanniques allaient être remodelées pour pouvoir servir, à terme, d'auxiliaires au Pentagone. Une décision qu'il avait justifiée par le fait qu'il était désormais "très peu probable que le Royaume-Uni s'engage dans des opérations militaires de grande ampleur sans les Etats-Unis".

En se privant de sa capacité à intervenir militairement en toute indépendance, le Royaume-Uni va perdre l'un de ses atouts majeurs : des forces armées polyvalentes et autonomes, capables de servir des intérêts britanniques distincts. En Europe, seule la France aura désormais les moyens de mener de véritables opérations militaires indépendantes, toutes les autres armées d'Europe occidentale - si l'on excepte celles des pays neutres - faisant désormais office d'unités spécialisées de l'OTAN, une organisation placée sous commandement américain.

Comme les journalistes David Leich et Richard Norton-Taylor l'ont récemment révélé dans le quotidien britannique The Guardian , le Royaume-Uni a recommencé à équiper ses sous-marins nucléaires avec des missiles de croisière Tomahawk, fabriqués par les Etats-Unis, et dont l'utilisation par l'armée britannique doit être soumise à l'approbation des Américains. Et c'est sous le gouvernement de Tony Blair que la Grande-Bretagne pourrait céder son groupe d'aéronautique et de défense, BAE Systems, aux Américains. Enfin, le gouvernement britannique vient juste d'autoriser l'extradition de sujets de Sa Majesté vers les Etats-Unis lorsque ces derniers l'exigent, et ce sans réclamer aucune preuve préalable de leur culpabilité.

Lors de son arrivée triomphale au pouvoir, en 1997, Tony Blair s'était engagé à mettre en place une politique étrangère "morale" . Certes, le gouvernement Bush invoque lui aussi la morale lorsqu'il estime avoir libéré les Irakiens, mais il invoque également quand bon lui semble le droit de se placer au-dessus des lois internationales et d'être exempté des contraintes contenues dans les grands traités internationaux, s'arrogeant ainsi le droit de mettre la planète entière sous la domination militaire des Etats-Unis. Pour quelle raison Tony Blair souhaite-t-il conduire lentement au suicide l'un des plus grands pays européens, dont l'indépendance a longtemps servi d'exemple pour la civilisation moderne occidentale et certainement pour les Etats-Unis ? Son mandat électoral l'autorise-t-il à prendre une telle décision ? Et qu'obtient le Royaume-Uni en retour ? Rien, sinon des applaudissements au Congrès et une récompense pour son Premier ministre. Quant aux Etats-Unis, ils ne gagnent pas grand-chose non plus, sauf la satisfaction de disposer d'un pays satellite complaisant. Il leur serait préférable de disposer d'un partenaire indépendant, parlant leur langue, ayant son mot à dire dans les affaires du monde, donnant de la voix au sein de l'Union européenne tout en étant capable à l'occasion de dire à Washington ses quatre vérités et de forcer la Maison-Blanche à l'écouter attentivement. Le Royaume-Uni de Tony Blair est en passe de connaître une véritable tragédie. Et, pour nombre d'entre nous qui avons été nourris d'histoire et de littérature britanniques, cette tragédie pourrait bien se transformer en une tragédie américaine.

William Pfaff

Histoire: le terme "relation spéciale" a été employé pour la première fois par Churchill, le 5 mars 1946, dans un discours resté célèbre. La grande époque de ce lien privilégié s'étale de 1945 à 1960. C'est au cours de cette période que le destin diplomatique et militaire des deux pays s'est mêlé. C'est ainsi qu'en 1962 le Royaume-Uni est le seul pays à recevoir des missiles nucléaires américains Polaris. Depuis lors, la "special relationship" demeure l'un des trois piliers de la diplomatie britannique (avec l'Europe et le Commonwealth).